Série “Origines” : l’histoire du sucre et son rôle dans la culture du cocktail
Le sucre s’utilise comme monnaie d’échange autour du globe depuis plusieurs milliers d’années. Notre série “Origines” nous embarque pour un voyage éclair dans son histoire et son importance dans le monde des spiritueux et des cocktails.
« Ici en Orient, une canne à sucre peut produire du miel sans l’aide des abeilles » déclarait un marin, soldat et ami proche d’Alexandre le Grand du nom de Nearchus. Nous sommes en 360 avant J.-C. et le sucre entame sa conquête des civilisations occidentales. Pour autant, cette poudre sucrée granuleuse au nom dérivé du terme sanskrit sakkare (shakar en perse) y était déjà bien connue.
L’histoire du sucre
Probablement originaire de l’Asie du Sud-Est, la canne à sucre est cultivée en Inde depuis environ 4 000 ans. On rapporte que l’empereur perse Darius I (510 avant J.-C.) faisait régulièrement récolter les cannes afin d’obtenir un épais sirop sucré que les fermiers laissaient ensuite sécher à l’air libre et cristalliser ; le résultat servait à la fois à des fins pharmaceutiques et de conservation des aliments (pour les riches uniquement, les paysans se cantonnant au sel). Bien qu’assez peu connu des Grecs et des Romains, le sucre était néanmoins déjà suggéré à l’époque pour remédier aux maux des reins et de l’estomac.
La canne à sucre était cultivée de façon intensive en Chine, en Inde et dans le sud de la Perse (dans la zone correspondant à l’Iran actuel), où les techniques de raffinage ne tardèrent pas à se développer : de nouveaux systèmes de stockage furent adoptés afin de faciliter le transport et d’optimiser le commerce qui s’étendait jusqu’à la Palestine, l’Égypte et la Syrie. Et, tandis que des scientifiques arabes avant-gardistes perfectionnaient le traitement de la canne à sucre et le transmettaient aux colonies du royaume (sud de l’Espagne, Sicile), le sucre devint l’une des principales sources de revenus des premiers califes. Dans les années 1300, la suprématie des marchands vénitiens sur le commerce européen permit au sucre de se diffuser sur tout le continent, notamment grâce à la baisse des prix, à un nombre de plantations en croissance exponentielle et à un réseau d’exportations couvrant quasiment la moindre parcelle du monde connu. Au milieu du XVe siècle, des endroits éloignés comme Sao-Tomé-Et-Principe ou la Guinée furent atteints.
Mais en 1493, la volonté de Christophe Colomb d’exporter la canne à sucre vers Hispaniola (l’actuel Saint Domingue) ouvrit la voie à une période sombre de l’histoire, le commerce triangulaire. Les marchands européens embarquaient pour l’Afrique avec des textiles, des perles et des marchandises à échanger contre des esclaves, qu’ils envoyaient en Amérique et forçaient à travailler dans les plantations. Puis ces mêmes navires retournaient sur le vieux continent chargé de tabac, de coton et de sucre. On attribue d’ailleurs souvent aux esclaves l’élaboration des premières boissons alcoolisées rudimentaires, fabriquées à partir de mélasse (issue du raffinage du sucre) fermentée.
Le sucre devint alors un incontournable des tables de la noblesse et de la royauté : la reine Elizabeth I en était si friande que ses dents en noircirent de caries, et que son entourage dut se peindre les dents en noir pour ne pas la mettre mal à l’aise. Mais en 1806, Napoléon décréta le Blocus continental et interdit aux navires Anglais de mouiller dans les ports français ; les choses changèrent brutalement.
Face à la difficulté que représentait désormais l’importation de canne à sucre, l’Europe se tourna vers un ingrédient ancien et bien connu : la betterave, nourriture animalière depuis 25 siècles. Le scientifique allemand Franz Karl Achard parvint à convaincre le roi de Prusse de l’époque, Frédéric-Guillaume III, de financer ses recherches. Ce dernier accepta et en fut largement récompensé, car bien qu’Achard mourût pauvre et isolé, il avait défriché la voie ; ses étudiants poursuivirent ses recherches en matière d’extraction, de filtrage, de vaporisation et de déshydratation du sucre de betterave, qui, en l’espace de quelques années, devint le sucre le plus vendu en Europe. Aujourd’hui, le sucre de canne représente toujours deux tiers de la production sucrière mondiale, environ 181 millions de tonnes en 2021.
L’industrie sucrière actuelle
De nos jours, on trouve une grande variété de sucres disponibles à la vente, la distinction la plus répandue étant celle entre sucre blanc et sucre brun. Bien que la molécule (sucrose) soit exactement la même dans les deux cas, le sucre brun contient des résidus de mélasse qui lui confèrent sa coloration foncée typique ; le sucre de canne complet, quant à lui, est encore totalement pourvu de sa mélasse, ce qui explique son aspect plus épais et granuleux. La production de sucre diffère toujours selon les emplacements géographiques et chaque latitude conserve ses traditions, offrant le choix entre de nombreuses variétés de sucre, aux usages tout aussi variés.
Le panela par exemple, est très répandu en Amérique latine (panela signifie « brique » en colombien). Ce sucre de canne complet non raffiné tire son nom de la forme de brique dans laquelle il est séché, et exhale des arômes puissants. Du fait de sa texture granuleuse (il ne se transforme jamais en poudre), il sucre tout en servant d’agrément olfactif. Originaire des Philippines, le muscovado est assez similaire et dégage des notes de réglisse fumé.
On extrait également du sucre de certains palmiers (cocotiers, dattiers, palmiers à sucre), dont la lymphe est bouillie et épaissie. Communs en Afrique et en Asie du Sud-Est, ces sucres affichent une couleur allant du doré à des teintes plus sombres, comme l’Indiana Gur (de la famille du jaggery) et sa couleur ambrée, ou le gula aren indonésien, presque noir. Ce dernier prend la forme d’une pâte fragile, friable et est utilisé dans de nombreuses recettes de desserts traditionnels.
Le sucre et les origines de la culture du cocktail
L’histoire du sucre est intimement liée à celle des habitudes de boisson des êtres humains. Bien que les alcools obtenus à partir de sucre de canne représentent de véritables piliers culturels pour les bars d’aujourd’hui, leurs origines sont imprégnées de légendes, d’événements et de traditions – preuve de la connexion profonde entre ces boissons et les identités populaires. Sans le sucre, la mixologie n’existerait pas. La cachaça et le rhum sont d’ailleurs considérés comme des symboles nationaux pour des pays tels que le Brésil, Cuba ou les Antilles, région qui a assisté aux débuts de la culture de la canne il y a des siècles, et en cultive toujours aujourd’hui.
La mixologie doit beaucoup au sucre, elle aussi. D’après David Wondrich et son ouvrage Punch: The Delights (and Dangers) of the Following Bowl, le punch original (ancêtre des cocktails modernes) était confectionné à partir de Batavia Arrack, un alcool de mélasse distillé d’Indonésie (tandis que le Ceylon Arrack est produit au Sri Lanka à partir de sève de noix de coco). Puis le rhum s’est imposé comme alcool principal du punch, qui conserve toujours le sucre comme ingrédient phare.
Depuis les origines documentées de la culture du cocktail telle que nous la connaissons, le sucre a toujours joué un rôle prédominant : il faisait partie de la liste des ingrédients lorsque le terme « cocktail » a été rapporté pour la première fois dans le The Balance and Columbian Repository of Hudson, New York, en 1806. Il fait partie intégrante des recettes historiques et emblématiques, et n’a jamais cédé sa place d’élément fondamental, jusque dans nos concoctions les plus modernes.