Série “Origines” : les nombreux usages des céréales dans la fabrication des cocktails
Notre second épisode de la série “Origines” nous entraîne sur la piste des céréales, depuis leur rôle dans l’histoire de l’humanité jusqu’à leur transformation en bière ou en whisky.
Les céréales : minuscules et pourtant essentielles. Ces petits grains, souvent croustillants, ont entraîné le premier véritable bouleversement des habitudes humaines et ouvert la voie à l’évolution. Il y a 10 000 ans, l’humanité dépendait de la cueillette, de la chasse et de la pêche ; elle vivait de façon nomade, au gré de fréquentes migrations.
La mise en place de l’agriculture, qui exigeait du temps pour la plantation et la récolte, a poussé les populations à s’installer dans une zone définie, établissant les bases de nos sociétés modernes ; toutefois, il ne s’agissait pas uniquement de garder un œil sur les cultures, car cette nouvelle méthode de subsistance allait mener à une véritable restructuration sociale, baptisée Révolution Néolithique. Les villages qui se mirent alors à fleurir dans les régions fertiles accueillirent de plus en plus d’habitants, d’où le besoin de nouvelles structures politiques et sociales aux rôles spécifiques – les premiers rôles instaurés furent ceux en lien avec l’administration, la distribution et le commerce des céréales. On attribue aux Égyptiens la première organisation des récoltes conservées dans des silos, que leur importance plaçait juste derrière les temples.
La récolte entraîna aussi la découverte de nouveaux systèmes de conservation et de transport, en fonction du temps que les céréales mettaient à pourrir. Une fois les céréales facilement conservables et transportables, les puissances du monde de l’époque ne tardèrent pas à réaliser l’importance stratégique qu’elles représentaient pour leurs gouvernements, à la fois pour nourrir leurs soldats et leurs citoyens, et pour prospérer – nous parlons ici du blé pour l’empire Romain, du riz pour la région de la Chine ancienne et du maïs pour les dynasties mexicaines.
Avec le passage des siècles et le développement de la technologie, le commerce céréalier s’est répandu et, hélas, a souvent servi de prétexte à certaines nations pour justifier leurs politiques colonialistes et invasives, jusqu’à l’établissement de l’import-export. Néanmoins, il fallut bien des cerveaux humains pour maîtriser les compétences liées à la mouture des céréales : du mortier manuel produisant une farine épaisse et imparfaite, aux moulins à vent ou à eau actuels, capables de produire une poudre comestible quasiment impalpable.
Quelle est la différence ?
Ne vous laissez pas berner par la terminologie : bien que souvent utilisés de façon interchangeable, « céréale » et « graine » ne désignent pas la même chose. Le terme « céréale » (tiré de Cérès, déesse romaine de l’agriculture et de la moisson), désigne une plante cultivée pour ses fruits : les graines. La « graine » (« caryopse » dans sa dénomination biologique) est donc l’élément comestible de la plante. Étant donné la richesse en vitamines, minéraux, glucides, graisses, huiles et protéines de cette dernière, elle incarne probablement une des briques les plus solides de la pyramide alimentaire actuelle.
Il est toutefois d’usage de faire quelques distinctions. Les graines provenant de céréales comme le riz, le blé, le maïs, l’orge, le millet, le seigle, etc. sont souvent surnommées les « céréales principales » du fait de la généralisation de leur culture et de leur présence historique (c’est Christophe Colomb qui a rapporté le maïs en Europe à la fin du XVe – avant ça, le blé et le riz étaient les céréales les plus cultivées du vieux continent).
Les céréales se répartissent ensuite en sous-catégories, dont les « pseudo-céréales », divisées en trois familles : les polygonaceae (par exemple le sarrasin, originaire de l’Himalaya), les chenopodiaceae (dont le quinoa, très répandu dans les Andes) et les amaranthaceae (comme l’amarante, consommée au Mexique). Ces pseudo-céréales sont généralement sans gluten et très riches en protéines – et, bien qu’elles ne soient arrivées que récemment dans les assiettes occidentales, elles font partie intégrante de la cuisine de leurs régions d’origine depuis des siècles.
La graine et l’alcool
Du fait de leur richesse nutritionnelle et des vastes possibilités de production qu’elles offrent, les graines sont considérées comme les premiers ingrédients emblématiques de la civilisation moderne et, sans grande surprise, constituent le pilier sur lequel beaucoup des cocktails phares de nos bars ont bâti leur célébrité.
La fermentation, phénomène naturel, prend racine dans l’amidon contenu par les différentes graines, qui se transforme ensuite en sucre via différents processus et mène à l’obtention de boissons alcoolisées. La bière, par exemple, est fabriquée à partir d’amidon d’orge transformé en sucres par l’amylase, une enzyme présente dans les graines maltées (germées) ; le moût (le bouillon fermenté et bouilli) ainsi obtenu peut ensuite être distillé pour obtenir du whisky de malt – le bourbon et le whisky canadien étant eux fabriqués à partir de maïs et de seigle.
De son côté, le riz permet la production de saké en libérant un amidon qui, une fois associé à un champignon précis (l’aspergillus oryzae, aussi connu sous le nom de « reine des moisissures ») libère le sucre nécessaire à la fermentation – toute la famille des vins de riz, très communs en Asie, suit un processus analogue.
On retrouve des étapes similaires dans la préparation du « chicha de muko », une variante de la chicha péruvienne : au lieu de faire germer la graine, on mâche le maïs pour obtenir une pâte avec laquelle on forme de petites boules, aplaties et mises à sécher à l’air libre. Grâce à l’enzyme ptyaline, naturellement présent dans la salive, l’amidon se dégrade en un type de sucre appelé maltose. Nombre des alcools appréciés dans le monde aujourd’hui, du whisky à la vodka en passant par le gin, le shochu et le baiju, partagent une base amidonnée.
Les céréales ont beau être désormais plutôt faciles à trouver dans le monde entier, les graines ont conservé un lien étroit avec leur terre d’origine, s’imposant souvent comme colonne vertébrale des régimes alimentaires locaux. Où que vous alliez sur la planète, vous découvrirez des cultures traditionnelles spécifiques, essentielles aussi bien à la gastronomie et aux boissons locales qu’aux rituels spirituels ou religieux (bien que le vin, boisson élaborée à partir de fruit, reste le produit le plus communément utilisé pour les cérémonies).
Depuis le kvass russe fabriqué à partir de riz ou d’orge jusqu’au tongba népalais à base de millet, en passant par le mahewu sud-africain (boisson non-alcoolisée élaborée à partir de bouillie de maïs), ces graines parfois plus petites qu’un ongle ont démontré leur puissance au fil des siècles. Aujourd’hui encore, elles restent d’une importance capitale pour la vie économique et sociale de la planète – et pour la communauté des bartenders, évidemment.