Série “Origines” : comment les propriétés médicinales de la quinine donnent naissance à des cocktails emblématiques

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De son effet miracle contre la malaria à son action de catalyseur dans le gin tonic, la quinine et ses bienfaits ont conquis l’humanité depuis bien longtemps. Dans ce troisième épisode de notre série “Origines”, nous explorons ses racines et comment cet ingrédient a pris part à l’histoire du cocktail.

Nous sommes en 1638. La légende raconte que neuf années ont passé depuis les premiers pas de la comtesse de Chinchon (alias Lady Ana de Osorio) au palais royal de Lima. Épouse de Luis Jeronimo de Cabrera, le vice-roi du Pérou, lady Ana mène une vie aussi sereine que mondaine… jusqu’à ce que la malaria la frappe de plein fouet.

La nouvelle ne tarde pas à se répandre dans toute la région. Un jour, on apporte une petite fiole aux portes du palais. Celle-ci contient l’écorce moulue de ce que les shamans de Loja (Andes du nord) appellent « l’arbre des fièvres » et que le gouverneur local a jugé bon d’envoyer pour soigner Lady Ana. Une fois la poudre avalée, la comtesse recouvre vite la santé. Elle s’empresse de commander de grosses cargaisons de cette écorce et, quand son époux est rappelé à son devoir en Espagne, elle instaure l’exportation du miraculeux ingrédient. Voici, d’après la légende, comment l’élément clef d’une des boissons les plus célèbres du monde a débuté sa conquête de la planète.

D’où vient la quinine ?

La variété de la plante offerte fut baptisée Cinchona en hommage au titre de Lady Ana, et porte toujours cette appellation aujourd’hui. La Cinchona officinalis constitue l’espèce principale de cette famille végétale : elle pousse entre 1 400 et 3 000 m d’altitude, sur le versant amazonien des Andes allant du Pérou à la Bolivie, où les pluies sont abondantes et régulières tout au long de l’année. De nos jours, la culture de la quinquina a largement conquis d’autres régions du monde comme l’Indonésie et le Sri Lanka.

Parmi les autres espèces bien connues on peut citer la quinquina rouge (Cinchona pubescens), qui pousse plus au nord, jusqu’au Costa Rica, et la quinquina jaune (Cinchona calisaya). La quinquina doit ses propriétés aux alcaloïdes qu’elle contient, à savoir la quinine, la quinidine, la cinchonine et la cinchonidine. C’est la coexistence de ces éléments qui fait de cette écorce un puissant antipyrétique, antalgique, régulateur de pression artérielle et, surtout, un remède naturel contre la malaria, l’une des maladies les plus dangereuses et les plus anciennes sévissant dans les régions humides et tropicales. Ce sont les scientifiques français Pierre Joseph Pelletier et Joseph Bienaimé Caventou qui ont les premiers isolé la quinine, en 1817 (quatre ans plus tard, ce dernier découvrira également la caféine par hasard). Elle devient ensuite un ingrédient phare des traitements médicaux, en particulier pour les personnes voyageant vers l’Afrique ou l’Asie du Sud-Est, où la malaria sévit au sein des populations. On attribue à l’explorateur écossais William Balfour Baikie la découverte des bienfaits de la quinine en tant que traitement préventif, en plus de son aspect curatif, lors de son expédition au Niger en 1854.

Le rôle de la quinine dans la création d’un grand classique

L’action de la quinine consiste à dissoudre la bactérie plasmodium falciparum qui trouble la circulation sanguine et provoque les fortes fièvres. Voilà comment, environ une décennie après sa découverte « officielle », la quinine fait son entrée dans l’histoire du cocktail via le prototype d’une boisson culte. En 1857, l’Inde est intégrée au Royaume Britannique et devient l’une de ses plus importantes colonies – résultat, un nombre toujours croissant de soldats britanniques et de citoyens lambdas en quête de fortune migrent vers le sous-continent et un climat auquel ils n’étaient pas habitués, se jetant droit dans les bras mortels des maladies mentionnées plus haut.

Pour apaiser les maux des voyageurs, on conseille l’eau tonique comme remède et, en 1858, un commercial londonien du nom d’Erasmus Bond brevète le premier « tonic avec ajout de gaz ». Lourdement infusée avec de la quinine, cette eau tonique a toutefois l’inconvénient de présenter une amertume excessive, quasiment imbuvable. Mais les Britanniques conjurent le sort et adoucissent la boisson en y associant du sucre, du citron vert (qui aide également à combattre le scorbut durant les longs voyages vers l’Inde) et, bien sûr, du gin. Le gin & tonic, chouchou des foules et désormais incontournable de tous les bars, est né. D’après le Royal Botanical Gardens « la première mention du gin & tonic apparaît dans l’Oriental Sporting Magazine de 1868 qui décrit la foule exigeant cocktails et cigares à la fin d’une course hippique à Lucknow, en Inde ».

Bien qu’elle soit étroitement liée à ce cocktail emblématique désaltérant à deux ingrédients, la quinine est en fait un élément essentiel dans la création d’autres produits de base des bars. À petites doses, son amertume caractéristique confère leur profondeur à de grands classiques, comme le Dubonnet (apprécié de la reine Elizabeth II), le bitter Cynar ou encore le Barolo Chinato (apéritif italien à base de vin et d’une touche de quinine). D’un autre côté, la consommation excessive de quinine peut provoquer des effets indésirables tels que la nausée, des sifflements dans les oreilles, une vision brouillée et de la confusion. D’après les autorités de santé américaines, « dans les boissons pétillantes […] la quantité de quinine ne doit pas dépasser 83 mg/l. L’étiquette doit afficher clairement la présence de quinine, soit par l’utilisation du mot « quinine » dans le nom du produit, soit par une déclaration séparée. » Conclusion : sauf cas de malaria, à consommer avec modération.

Carlo Carnevale