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Saisonnalité, terroir et globalité : comment le temps et le lieu peuvent influencer la saveur

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Quand il s’agit de regarder au-delà du comptoir, le respect de la saisonnalité gagne en pertinence parmi la communauté des bartenders. Millie Milliken a demandé à des professionnels d’Australie, du Japon et du Pérou de décrire l’influence du temps et du lieu sur leur travail.

« Pour moi, compter sur l’acidité des agrumes tout au long de l’année est révélateur de paresse et de manque d’inspiration », nous explique Luke Whearty, co-propriétaire du Byrdi bar à Melbourne. Bien sûr, il évoque ici la saisonnalité des ingrédients – caractéristique qui, pour les bartenders (contrairement à leurs collègues de cuisine) requiert une réflexion nouvelle, au-delà des habitudes traditionnelles. Certes, la plupart des alcools essentiels – whisky, mezcal, vodka, gin – sont produits et utilisés toute l’année, mais bien que des produits tels que des liqueurs et distillats maison ouvrent la voie à une approche plus saisonnière de la fabrication de boissons, le résultat de ces procédés demeure entièrement dépendant de la formation, de l’expertise et des ressources de l’établissement – trois éléments dont tous les bars n’ont pas forcément la chance de disposer.

Où que se situe votre bar, la saisonnalité et ses cousins, le terroir et la globalité, ne cessent de grignoter du terrain dans la façon d’élaborer la carte des boissons. Pourquoi ? Parce que les consommateurs expriment le souhait croissant de connaître l’origine de leur nourriture et de leurs boissons. En conséquence, la communauté des bartenders apparaît de plus en plus comme pionnière en la matière, surtout dans la mesure où la frontière entre bar et cuisine tend à se flouter à vue d’œil. Et il ne s’agit plus uniquement de la provenance des ingrédients, mais également de tout le contexte culturel qui les entoure.

Ceci étant dit, comment permettre aux bartenders de travailler en accord plus étroit avec les saisons ? Et comment cette proximité avec les saisons se traduit-elle par une façon d’exercer plus savoureuse, axée sur le terroir ?

Tout est dans le timing

Luke Whearty, Byrdi

Retour à Byrdi, bar qui se présente comme « australien dans l’âme, aux cocktails façonnés par l’environnement local ». Ici, l’équipe change le menu tous les trois mois et apporte des micro-changements entre-temps pour rester en phase avec la qualité et la saisonnalité des nouveaux ingrédients. Pour Whearty, travailler avec des ingrédients de saison relève de la proposition simple : « prenez le temps de regarder ce qui est de saison à l’instant T, mais prenez aussi le temps d’anticiper ce qui arrivera à maturité dans un futur proche et efforcez-vous d’élaborer vos menus à l’avance. »

De son côté, le barman péruvien Luis Flores, pionnier dans l’utilisation des ingrédients amazoniens, a eu la chance de découvrir la saisonnalité des produits péruviens dès le début de sa carrière, au cours de son premier emploi derrière le bar d’un restaurant. Avance rapide, nous voilà en pleine pandémie et il travaille désormais avec des distilleries péruviennes qui utilisent des produits locaux et indigènes, comme la vodka de patate indigène péruvienne (14 Inkas), des fruits andins infusés dans de l’alcool de cane (Destileria Andina) et les mistelas, ces vins sucrés fabriqués à partir de pisco et de jus de raisin oxydé. Dernièrement, il a également commencé à recourir à des produits locaux pour fabriquer ses propres liqueurs, comme du limoncello d’agrumes amazoniens.

Ingrédients péruviens locaux

Il distingue deux types de saisonnalité : « d’un côté, on parle de matières premières : légumes, fruits, racines, écorces et, en règle générale, de tous les produits agraires utilisés par les cuisiniers au quotidien. De l’autre, côté boissons plus précisément, la saisonnalité dépend des distillats et des liqueurs élaborés, pour lesquels il est nécessaire d’analyser et de disposer des connaissances adéquates à propos des ingrédients utilisés et de leur cycle de vie. »

Pendant ce temps à Fukuoka (Japon), Shuhei Nomura a créé avec The Certain Bar un environnement où l’équipe s’inspire du climat, de la culture et de l’histoire locale pour élaborer ses cocktails, tout en respectant « toutes les choses vivantes qui poussent sur le sol d’ici » et en utilisant des ingrédients comme des tomates cultivées localement, de la menthe japonaise indigène ou encore du hyuganatsu – un agrume japonais rare qui ne pousse que quelques semaines au printemps. Le menu change régulièrement afin de rester en phase avec les ingrédients disponibles. « On change notre menu toutes les deux semaines, en fonction de nos achats, explique Shuhei Nomura. En parallèle, on accepte les commandes omakase et on essaie d’utiliser les ingrédients de saison aussi vite que possible. »

Qu’est-ce qui se mijote ?

Shuhei Nomura, The Certain Bar

Impossible de nier que les univers de la cuisine et du bar sont liés et s’inspirent réciproquement, bien que cela s’avère peut-être plus vrai dans le sens cuisine/bar que le contraire. Et c’est très certainement vrai dans le cas de Nomura, surtout en matière de réflexion sur la saisonnalité des ingrédients. « Je suis très influencé par la cuisine des chefs japonais. Ils proposent une nourriture qui coexiste avec la nature, tirent le meilleur des ingrédients selon le rythme des saisons basé sur les 24 périodes solaires et sur les 72 saisons des cinq éléments du Yin-Yang (le bois, le feu, la terre, le métal et l’eau). On perçoit l’empreinte de la saison dans la préparation, dans la présentation physique et dans les détails du service. »

De retour en Amérique latine, Flores nous fait remarquer que les professionnels du bar débutent généralement leur carrière hôtelière en cuisine. « Vu le nombre limité de bars en Amérique latine, les bartenders font souvent leurs premiers pas dans les restaurants. Ça permet de travailler au côté des chefs, et de partager des connaissances. »

Quand on voit la plupart des ingrédients locaux typiques de la région, cela signifie aussi un accès à des produits de saison hautement savoureux. « L’Amérique latine ne produit pas beaucoup de distillats, par contre nous disposons d’une très large gamme de matières premières fraîches qui permettent d’obtenir des cocktails plus savoureux. Par exemple : l’incontournable ananas. Ici, on en trouve à tous les stades de maturité tandis que l’Europe reçoit des ananas (et autres fruits tropicaux) encore verts, mis à mûrir une fois sur place. Évidemment, cela a un énorme impact sur la saveur finale de la boisson pour laquelle ils sont utilisés. »

Pour Whearty, travailler en accord avec les saisons au bar s’apparente à travailler avec les saisons en cuisine. « À mes yeux, il n’y a pas la moindre différence. La saisonnalité joue un rôle important dans ma façon d’envisager la création de boissons, et je crois que c’est l’élément idéal pour ancrer le bar dans l’ici et maintenant, et apporter du sens à la fabrication de boissons. »

Une certaine idée de l’ancrage géographique

Bien sûr, quand on parle de saisonnalité (et de localité), le terroir n’est jamais bien loin. Bien que souvent tourné en dérision lorsqu’il est utilisé en rapport avec des boissons et alcools mélangés (contrairement au vin), le mot revient de plus en plus souvent dans la bouche des distillateurs et des bartenders. Pour Flores, le terme de « terroir », à l’instar de celui de saisonnalité, revêt plusieurs significations : « quand on évoque le terroir, on ne se réfère pas uniquement au climat et au sol, mais aussi à l’âme et à la tradition. Ces différences occasionnent des variations de saveur qui sont à prendre en considération lorsqu’on associe des produits venant de différentes régions du pays. Comprendre les différences entre les terroirs et leurs effets sur les ingrédients nous permet d’élaborer des cocktails de façon à la fois plus critique et plus créative. »

Feuilles de Shiso utilisées chez Byrdi

Whearty and co. travaille avec des producteurs spécifiques, qui opèrent dans l’intention d’obtenir la version la plus savoureuse possible de leurs ingrédients. « Nous avons constaté une différence remarquable entre les produits cultivés par une personne qui prend le temps de réfléchir et de mettre en place les pratiques de culture adéquates, et les ingrédients produits en masse à destination des supermarchés », explique-t-il, citant en exemple un producteur de Melbourne auprès de qui il s’approvisionne en feuilles de shiso, dont le parfum et les arômes sont incomparablement supérieurs à ceux des autres producteurs.

Pour Nomura, qui utilise des ingrédients de Kyushu et une eau puisée à proximité, le terroir est autant lié au sol et au climat qu’à la personne qui manie l’ingrédient. « Il existe un concept bouddhiste, également utilisé dans l’industrie macrobiotique et appelé ‘shin-do-fuji’, ce qui signifie que le corps et la terre d’une personne sont inséparables. Le terroir s’exprimera tant qu’existeront les personnes et les terres pour produire et boire des cocktails. »

La récompense

Luis Flores

Alors, quels sont les avantages de travailler avec les saisons ? Évidemment, Nomura nous rappelle que plus l’ingrédient est de saison, plus il est savoureux (et souvent plus écologique). Whearty lui, insiste sur l’expérience du consommateur : « de nos jours, les clients qui viennent au bar s’y connaissent déjà pas mal et savent se préparer les cocktails classiques à domicile, donc je pense qu’il est de notre devoir de leur proposer une expérience nouvelle et inédite, qu’ils ne peuvent pas reproduire chez eux. »

Nomura fait remarquer que l’adhérence stricte à la saisonnalité risque d’être entravée par les chaînes d’approvisionnement. Whearty et lui citent tous les deux la conservation des ingrédients (vinaigre, fermentation) comme réponse, mais il se trouve que des entreprises internationales comme Natoora, qui est en passe de révolutionner cette étape du processus, pourraient s’avérer une solution à long terme (pour en savoir plus, rendez-vous à l’épisode Ingrédients & Saveurs).

Aux yeux de Flores, la saisonnalité est la clef de la créativité des bartenders. « Je vois la saisonnalité comme un avantage, un point c’est tout. Elle permet de penser plus vite la production de nouveaux cocktails. Elle aide aussi à stimuler la créativité – elle rend conscient. »