Moches mais bons : derrière le bar, faites place aux ingrédients imparfaits
Le mouvement de réhabilitation des aliments moches mène la lutte contre le gâchis alimentaire mondial et il reste beaucoup à faire. Dans cet article, découvrez les conséquences du gaspillage alimentaire sur la planète, et comment vous pouvez prendre part à la solution.
Quand on pense au périple enduré par les fruits et les légumes, depuis la ferme jusqu’au comptoir et à la table des restaurants, on est loin d’imaginer la rigueur des contrôles qu’ils subissent. Car il se trouve qu’en plus des critères sanitaires et de sécurité obligatoires, les fruits et légumes n’ont d’autre solution que de se soumettre à des exigences cosmétiques très strictes s’ils veulent être autorisés à être vendus au grand public.
Pour vous donner quelques exemples : d’après les réglementations européennes, une pomme doit peser au moins 90 g, une fraise doit mesurer 18 ou 25 mm de diamètre selon sa catégorie, un citron doit contenir au moins 20 % de jus, une noix doit respecter un certain pourcentage d’humidité, un poivron ne doit pas être grillé par le soleil, et jusqu’en 1998, un concombre devait afficher une inclinaison de 10 mm tous les 10 cm (règle désormais révoquée). Et il ne s’agissait que de quelques cas parmi d’autres.
De toute évidence, le marché américain est dominé par l’esthétique : les produits doivent à la fois présenter une forme absolument « normale » et ne pas afficher la moindre imperfection s’ils veulent atteindre les étals. Pourtant, il arrive encore que cela reste insuffisant (où qu’on se trouve sur la planète), car une fois les critères légaux remplis, la satisfaction des consommateurs entre en jeu… et c’est reparti pour un nouveau tour de vis. Conséquence, les grossistes effectuent un tri supplémentaire et mettent de côté tous les produits qui ne séduiront pas. Où ces produits jugés insatisfaisants finissent-ils ? Malheureusement, vous avez déjà deviné la réponse : à l’exception d’une petite proportion destinée au recyclage, le reste terminera à la poubelle.
Une vue d’ensemble
D’après l’Organisation pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO), 1,6 milliard de tonnes de nourriture produite dans le monde finit à la poubelle chaque année ; ce qui équivaut grosso modo à un tiers du total des marchandises générées par la planète (évalué à la valeur ahurissante de $160 milliards). « Si on stockait tout le gaspillage alimentaire dans des bennes de 20 m2, on aurait besoin de 80 millions de bennes, soit assez pour couvrir la distance de la terre à la lune et en faire un tour complet », expliquait The Guardian en 2016.
Si les implications économiques du problème sont probablement les premières à nous venir à l’esprit, elles ne sont malheureusement pas les seules. Impossible, pour commencer, de minimiser la question morale : on estime à presque 830 millions le nombre de personnes menacées par la famine (données de l’ONU data, 2021), sachant que la pandémie récente n’a fait qu’empirer la situation et que ça n’empêche toujours pas 33 % de notre nourriture de pourrir, intouchée.
Pour couronner le tout, l’environnement lui-même pâtit du gaspillage alimentaire. Il y a dix ans, la FAO nous mettait déjà en garde (FAO was pointing out almost 10 years ago) : « si on représentait le gaspillage alimentaire en tant que nation, celle-ci serait la troisième plus gosse émettrice de gaz à effet de serre, juste derrière la Chine et les États-Unis », du fait des quantités de surface, d’énergie, d’eau et d’autres ressources nécessaires à la production, au traitement et à la destruction de tous ces aliments (les décharges alimentaires dégageant du méthane, un gaz à effet de serre beaucoup plus puissant que le monoxyde de carbone). Si rien n’a changé en une décennie – la situation ayant même eu tendance à empirer – un mouvement s’amorce pour combattre ces habitudes nuisibles.
Stop au gaspillage alimentaire
The ugly movement (Moches mais bons)
Le ugly movement a vu le jour au milieu des années 2010 en Australie avant d’essaimer en Europe et de donner naissance à des associations, à des groupes et à de véritables entreprises dans un effort collectif pour redistribuer la nourriture qui ne satisferait pas aux normes des supermarchés ou des revendeurs habituels. Ces nouveaux acteurs se sont directement focalisés sur deux points : la valeur nutritionnelle des aliments moches (souvent qualifiés de façon moins directe d’« imparfaits ») et leur prix de vente, souvent divisé par deux.
Lancée en 1987 comme chaîne de déstockage des supermarchés, la marque australienne NQR (Not Quite Right) s’est donné pour mission de vendre les produits en surstock, dont la date de péremption approche ou dont l’emballage a été modifié – afin d’éviter à des aliments parfaitement comestibles de finir à la poubelle. Depuis sa création en 2008, la plateforme danoise Stop Wasting Food s’est imposée comme principal porte-parole à but non lucratif de la cause, en s’impliquant dans du travail bénévole, de la formation, de la communication et des interventions actives sur le sujet du gaspillage alimentaire. Elle est désormais membre de la plateforme de l’UE sur les pertes et le gaspillage alimentaires, travaille en collaboration avec les Nations Unies et contribue à des initiatives comme la distribution des doggy-bags. Le projet portugais Fruta Freia a vu le jour à Lisbonne en 2013 avant de se diffuser dans de nombreuses autres villes du pays. Les producteurs locaux vendent leurs fruits et légumes imparfaits (trop petits, trop gros, trop difformes) à l’organisation, qui les répartit en deux tailles de colis alimentaires et les vend aux consommateurs associés à la coopérative (pour une contribution annuelle de 5 €) à un prix oscillant ensuite entre 4 et 7,50 € selon la taille du colis. L’entreprise italienne NaturaSì a ouvert un système de vente interne afin de permettre à ses employés d’acheter les produits imparfaits ou en excédent, à des prix réduits, et a également instauré un réseau avec des organisations dédiées pour que ces produits soient redistribués à des citoyens défavorisés.
NaturaSì
Comme un changement dans l’air
Les gouvernements eux aussi commencent à s’intéresser de plus près au problème. Suite aux premiers pas effectués au cours du conseil de 2016, l’Union Européenne a établi ses Objectifs de développement durable, notamment dans le « but de réduire de moitié le gaspillage alimentaire par habitant au niveau des consommateurs et de la vente au détail d’ici à 2030, et de réduire les pertes alimentaires tout au long des chaînes de production et d’approvisionnement ».
En 2020, l’Italie a approuvé une loi accordant des exemptions d’impôt aux personnes effectuant des dons alimentaires, qu’il s’agisse d’entreprises ou de citoyens particuliers (en 2016, le pays avait autorisé le don régulier d’aliments aux églises et associations caritatives), ainsi que des programmes éducatifs dans les écoles ; en France, les détaillants ont l’interdiction de jeter la nourriture et l’obligation de collaborer avec des ONG qui viennent en aide aux personnes dans le besoin ; tandis que les législations des états américains de Californie, du Connecticut, du Massachusetts, de Rhode Island, de New York et du Vermont interdisent le gaspillage alimentaire. Tous les cas évoqués ici mentionnent les aliments imparfaits, prouvant que, même aux niveaux les plus élevés, le problème est enfin pris au sérieux.
Que puis-je faire ?
En tant qu’acteur de l’hospitalité, l’achat d’ingrédients moches va bien au-delà de la simple lutte contre le gaspillage alimentaire. Jus, confits, pulpes, toutes sortes de préparations peuvent être obtenues à partir de produits imparfaits et offrir un résultat équivalent (voire meilleur !) à celui des aliments aux normes du marché. Après tout, dans l’Union Européenne, le calibre minimum des oranges sanguines a longtemps été établi à 53 mm… alors que les plus petites sont réputées pour leur incroyable concentration de saveurs !
Mais l’impact de vos choix de consommation sur la communauté dans son ensemble va encore plus loin. Rejoindre l’une des nombreuses organisations qui se consacrent aux produits moches s’accompagne de nombreux bénéfices.
Par exemple, vous pouvez :
– Soutenir les producteurs locaux, ce qui leur garantit un revenu supplémentaire auquel ils n’auraient pas accès autrement
– Économiser de l’argent en rendant votre entreprise plus durable, économiquement parlant
– Intégrer un réseau de professionnels qui partagent vos valeurs et votre volonté d’impact positif
– Diminuer votre propre gaspillage alimentaire en rejoignant des projets comme l’initiative danoise Too Good to Go, qui permettent des achats plus accessibles et aux conséquences environnementales réduites…
Ils ont beau être moches, les fruits et légumes imparfaits méritent toute notre attention.
Carlo Carnevale