Une distillerie avec un bar (ou vice versa): comment le Himkok a révolutionné l’univers des bars
Une myriade d’activités y ont élu domicile durant près de deux siècles : des tailleurs, des cordonniers, et même des prêtres se sont succédés dans cette bâtisse de 1826 située au cœur d’Oslo. L’édifice a été abandonné, au bord de la démolition, puis sauvé : c’est une chance car il s’est avéré être l’écrin idéal pour l’idée révolutionnaire d’Erk Potur. Sur la façade extérieure très discrète, l’emblématique serpent enlaçant un H blanc vous indique que vous êtes au bon endroit. Le Himkok vous ouvre alors ses portes.
Premier bar-distillerie au monde, le Himkok (clair de lune en norvégien), inauguré en 2015 et classé récemment 43e des 50 meilleurs bars du monde (17e en 2019), est l’emblème d’une aventure conjuguant design, territoire et sagacité. Comme bien souvent, tout a commencé par une découverte inattendue : « À l’époque, je me consacrais à un pub brasserie que j’avais créé en 2012 à Oslo », raconte Erk. « À un moment nous avons décidé d’en faire une brasserie de production, alors nous nous sommes envolés pour Denver dans le Colorado afin d’assister au Great American Beer Festival, l’événement le plus important dans ce domaine. Nous avons vu qu’il existait là-bas de nombreuses distilleries artisanales, ce qui a piqué ma curiosité ». Cette découverte l’a conduit à faire une tournée des distilleries américaines et à visiter une douzaine de producteurs, jusqu’à la rencontre avec son compatriote norvégien Christian Krogstad, master distiller et co-fondateur d’une marque de gin. « Nous avons fait connaissance et il m’a parlé de son intérêt pour l’aquavit. Plus je l’écoutais, plus j’étais captivé par le sujet, jusqu’à ce que je découvre qu’ils avaient une salle de dégustation dans leur distillerie, mais pas de vrai bar. C’est ce qui m’a donné l’idée ».
De retour en Norvège, nous avons été confrontés à la dure réalité : « La loi en Norvège est très stricte en matière d’alcool et de réglementations. Nous sommes allés voir de nombreuses administrations pour obtenir une licence spécifique nous autorisant à produire et à servir des boissons alcoolisées dans le même bâtiment. Mais le concept était si nouveau qu’en réalité personne ne pouvait nous renseigner et nous n’obtenions aucune réponse ; mais surtout, aucune réponse négative, ce qui équivalait à un feu vert. » Cette idée innovante combinée à l’héritage de la Norvège, « qui n’a pas la culture des cocktails, mais celle du rock et de la bière », impliquait déjà un certain nombre d’obstacles à franchir. Mais ce n’était que les prémices : « Les vrais ennuis ont commencé quand nous avons constaté l’état du bâtiment. Nous avons trouvé des poutres de soutènement cassées, le bâtiment était en train de s’effondrer. Le propriétaire n’en avait rien à faire et j’étais menacé de faillite si je ne payais pas mon emprunt dont les mensualités s’envolaient en raison du coût des réparations supplémentaires. Alors, nous avons décidé de nous retrousser les manches et de tout faire nous-mêmes pour réduire les dépenses. Une fois la totalité du budget consacrée à la restauration des poutres, il nous restait deux mille mètres carrés à mettre en état. Mais nous avons persévéré, déniché quelques investisseurs et finalement convenu avec le propriétaire de partager le travail : il avait fini par croire que je pourrais payer sur le long terme. » Sage décision.
Le bâtiment étant protégé, Erk et son équipe ont dû faire preuve d’une vigilance et d’un soin extrêmes pour aménager l’espace : « C’était à nous de nous adapter à l’édifice, et non l’inverse. Nous ne pouvions opter pour quoi que ce soit qui casse les dimensions, il nous fallait respecter l’essence même du lieu. Par exemple, le matériel de distillation est en cuivre car nous avions trouvé du cuivre ailleurs dans le bâtiment. Chaque détail et chaque ajout sont en accord avec la couleur des murs, nous avons conçu des éléments adaptés pour conserver l’authenticité du lieu et de l’atmosphère. En réalité, nous n’avons pas changé grand-chose. » Ajouté à cela la forte taxation imposée aux entreprises d’alcool en Norvège et un réseau administratif dans lequel il est facile de s’enchevêtrer, les difficultés n’ont cessé de s’accumuler. Pourtant, nous les avons surmontées.
Le Himkok est aujourd’hui un univers aux expériences gustatives multiples, conçu pour satisfaire une diversité d’humeurs, d’envies et d’attitudes. L’entrée principale conduit directement à un bar à cocktails classique approvisionné en quasi-totalité par la distillerie et pouvant accueillir une centaine de personnes. « Nous voulions créer quelque chose qui soit vrai, authentique et durable : nous produisons tout dans notre distillerie, nous sommes complètement indépendants, cela donne un côté artisanal que les clients adorent. C’est pourquoi nous avons installé à l’arrière un jardin avec un bar à cidre : nous produisons un produit que les gens connaissent bien et nous le faisons à notre façon. » : autrement dit, en éliminant tout produit artificiel et en élaborant un cidre authentique, qui soit naturel, pas trop sucré et surtout issu des pommes norvégiennes réputées dans le monde entier. Nous créons ainsi un cercle vertueux qui fait le lien entre l’artisanat, la tradition et un modèle de la ferme au verre. Cette approche née d’une certaine vision et par passion ne s’est pas faite au détriment de l’efficacité et de la rentabilité. Le Himkok est une machine bien huilée, conçue pour surmonter sans heurts les défis expérimentaux et pratiques qu’elle rencontre, tout en atteignant ses objectifs. C’est l’une des raisons qui a motivé la création d’un bar à cocktails on tap au premier étage de la bâtisse du 19e siècle : « À l’étage, nous pouvons accueillir 250 personnes assises et debout. Nous avons imaginé un espace pouvant recevoir parfaitement des groupes, sans nuire à la qualité et en inventant une nouvelle façon de servir des cocktails. » Les cocktails à la pression n’étaient alors pas aussi répandus qu’aujourd’hui et le Himkok a innové avec une superbe sélection qui s’est avérée essentielle au succès de l’établissement : « Le bar à cocktails on tap allie rapidité, qualité, quantité, en restant au diapason avec le bar à cocktails du bas, mais avec une ambiance différente. Deux espaces aménagés différemment mais poursuivant le même but : l’étage supérieur est plus décontracté, accueillant des groupes, avec souvent un DJ aux manettes, tandis que le bar principal offre une atmosphère plus chic et raffinée. Ainsi, nous disposons d’un lieu qui paie les factures en faisant du volume, et d’un autre qui associe élégance et haute visibilité, le tout étant financièrement pérenne ».
Distillation, embouteillage, mélange. C’est Maroš Dzurus qui mène le bal. Le bar manager d’origine slovaque a les yeux qui pétillent quand on lui parle de sa chance de travailler aussi près du site de production : « Je vis le rêve de tout bartender, à bien des égards. D’abord, il faudrait des années pour créer de toutes pièces un spiritueux si nous devions passer par une tierce entreprise. Mais surtout, les échanges quotidiens avec le master distiller vous ouvrent littéralement l’esprit et ouvrent le champ des possibles; vous devez évidemment tenir compte de l’aspect économique de la production, tout en sélectionnant les ingrédients et en surveillant le coût global. Toutefois, la chance de créer des cocktails uniques avec un spiritueux ou un produit que nous élaborons nous-mêmes est inestimable et nous permet de conserver un lien fort entre notre métier et notre pays ».
Par exemple, la collaboration avec Anika Perisic, distiller chez Himkok et Ida Marie Berge, responsable du projet de fermentation a permis à Maroš de rassembler ses souvenirs et ses sensations dans un verre : « Je me suis inspiré de la cabane traditionnelle norvégienne ou hytte. Dans la culture norvégienne, elle représente un lieu important où les familles s’évadent pour se rapprocher de la nature et de la sérénité. J’ai choisi des produits que l’on trouve à proximité de ces cabanes ou dans les forêts, par exemple les framboises et la betterave, et nous avons élaboré un kéfir d’eau fermenté, la fermentation jouant un rôle majeur dans la culture gastronomique norvégienne. » On le mélange ensuite avec de l’hydromel au miel fait maison, car « le miel est une saveur typiquement scandinave et la base de certaines des premières boissons alcoolisées jamais produites », ainsi que de l’aquavit, le spiritueux national. Remué avec de la glace, servi pur dans un verre à vin sans pied, accompagné d’un petit pain grillé au sésame : un cocktail simple, authentique et élaboré de A à Z par l’équipe. Telle est la signature du Himkok.
Naturellement, il a fallu un certain temps au marché pour s’habituer à un concept aussi inédit : « Les deux ou trois premières années, nous avons beaucoup œuvré pour faire accepter ces idées nouvelles à nos clients. Avant, c’était vin, bière et éventuellement quelques Old Fashioned, puis nous sommes arrivés et nous avons créé une atmosphère digne des étoilés Michelin. Mais les gens procèdent toujours à une sélection naturelle et ils se sont aperçus qu’ils pouvaient nous aider en goûtant nos produits et en nous partageant leurs impressions. C’est comme s’ils participaient à notre réussite et c’est l’un des secrets d’une communauté prospère. » Les choix de design visuel vont également dans ce sens : à l’Himkok, le bar n’exhibe aucune marque ni aucun élément de distraction, permettant ainsi d’instaurer un dialogue direct entre le client et le bartender : « Parfois, les gens sont mal à l’aise ou absorbés par les enseignes affichées derrière le bar. L’absence d’étiquettes élimine toute gêne et vous aide à entrer en contact avec le bartender afin que ce dernier puisse bien vous comprendre et vous propose exactement ce que vous souhaitez. »
Voici une parfaite illustration du lien naturel entre un lieu et un espace, l’équipe qui y travaille et les clients qui s’y rendent. « Dans notre secteur, les professionnels sont en train de comprendre que tout ne peut pas être importé et qu’il faut utiliser ce qui se trouve à proximité et ces dernières années ont contribuer à alimenter cette idée, explique Erk. C’est le fondement de l’Himkok mais il faut aussi faire attention à connaître les gens qui vous entourent et le lieu où vous vous trouvez. Il s’agit de bien comprendre l’activité locale afin de créer un établissement qui s’y intègre parfaitement, sans heurts. » La tâche semblait impossible à un moment, mais la période actuelle révèle tout autre chose : il y a une volonté d’un environnement durable pour une entreprise de luxe, d’une vision contemporaine de la distillerie, d’un cercle reliant les clients, le bartender et le distillateur. Le Himkok pourrait-il exister ailleurs ? « Je pense qu’avec cette dimension, ce fonctionnement et ces idées, ce serait effectivement possible. Mais pour avoir le même impact que nous, l’établissement doit être connecté à la culture locale et aux goûts locaux. Il doit se fondre dans l’environnement où il se situe, comme s’il avait toujours été là. »